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1975

J'expose Madame Soleil en chair et en os

Musée Galliera Paris, Juin / Septembre 1975.
Faire entrer Madame Soleil, de son vivant, dans un musée c'était en quelque sorte, pour Fred Forest, proposer " à chaud ", l'exposition d'un phénomène d'ordre sociologique et médiatique propre à notre époque. 

Sociologique  Communication 

Paris (FR)

Typologie: Animation, Dispositif

1975

Madame Soleil et Pierre Restany

1975

Madame Soleil parle à Galliera

Madame Soleil et Pierre Restany
1975
Madame Soleil et Pierre Restany
Madame Soleil parle à Galliera
1975
Madame Soleil parle à Galliera

1975 Madame Soleil en action à Galliera

Lors de son exposition au Musée Galliera Fred Forest a aménagé l’espace de la grande Galerie de façon à ce qu’elle puisse donner toute la mesure de son talent de parfaite comédienne en même temps que de son éloquence pédagogique. Face à l’entrée de la salle, il a installé une sorte de podium dont on la voyait prendre possession chaque fois avec un réel plaisir. Posant d’un geste lent sa paire de gants blancs sur le bureau, alors que le public s’approchait insensiblement comme mu par une attirance irrépressible. Le tout pour parfaire le décor planté par l’artiste, officiant devant un double rideau de velours rouge. Sur les murs de la galerie centrale de grandes photos affichant sa biographie où l’on apprenait que Germaine Soleil portait là son vrai nom qui avait été manifestement à l’origine du personnage solaire qu’elle était dans la vie. Elle a fait cent métiers avant de devenir astrologue : dactylographe dans une maison d’import-export, chef de service au ministère de l’économie, elle ouvre même en 1945 un commerce de bonneterie et parcourt en roulotte la foire de Paris, avant d’entrer à la radio Europe 1 où elle exercera ses talents 23 ans durant. Ils feront d’elle le personnage le plus connu en France. Sont affichés également sur les cimaises les documents en nombre que lui consacre la presse people ainsi que des thèmes astrologiques de personnages célèbres qu’elle a dressés, comme celui par exemple de Brigitte Bardot.

Enfin 2 moniteurs de TV diffusent des vidéos en continu, réalisées avec Pierre Restany par l’artiste qui la montre au sein de sa vie familiale dans son petit appartement qu’elle occupe alors à Paris rue du commerce.

Dans le Musée, un après-midi sur deux, elle exerce ses talents incroyables, animant un public qui n’a jamais été aussi nombreux dans un musée Parisien, deux heures durant. Sans aucune note sous les yeux, un flot ininterrompu de paroles jaillissant pour un public qui se presse contre son bureau sans discontinuer, avide de recueillir quelques bribes d’informations précieuses sur son avenir. Devenir que Mme Soleil jette à la volée pour les uns et pour les autres. Chacune de ses séances se déroulant dans un climat empreint à la fois de bonhomie, de complicité participative et d’écoute attentive. Un climat qui aboutit quelques fois à un partage généreux de la parole avec un public plutôt d’intellos blasés, de pisse-froids (celui des musées), que par sa magie personnelle elle transforme en gens visiblement heureux de recevoir là, de Mme Soleil, une véritable leçon de vie. Je vous invite vivement à regarder les bandes vidéo pour en être convaincus, tout en essayant d’être patients pour les imperfections techniques qu’elles présentent avec quelques interruptions du son qui ne durent jamais très longtemps. Défauts qui requièrent toute votre indulgence à cause de leur existence de soixante-dix ans… Quand à certains de ces pisse-froids qui subsistent encore en quelques exemplaires, et qui, du-haut de leur savoir, me font connaître avec un ton de dédain que je ne fais pas autre chose-là que de « chosifier » Madame Soleil, en citant Marcel Duchamp. Je leur répondrai en toute modestie que mon propos n’ est nullement ici de « chosifier » par cette action Madame Soleil. Grossière méprise de leur part, mon intention étant de « chosifier » le musée lui-même, le mythe mediatique de Madame Soleil étant infiniment plus puissant aujourd’hui que celui dont est investi le musée déclinant… malgré tout le respect que je lui porte encore aujourd’hui, pour la bonne conservation du patrimoine.

Germaine Soleil, Astrologue

Que va donc me dire maintenant mon directeur au Ministère de la culture ? C'est ce que m'avait demandé Mme Danne, Conservateur en chef du Musée Galliera, une note d'angoisse dans la voix, après avoir accepté ma proposition d'exposer, Germaine Soleil, dite Madame Soleil, en chair et en os, dans son musée en plein Paris, avenue Pierre 1er de Serbie...
Germaine Soleil, né le 8 juillet 1913 a été très certainement le personnage people le plus célèbre en France jusqu'à sa disparition le 27 octobre 1996. Bénéficiant d'une couverture médiatique exceptionnelle, elle a monopolisé l'intérêt des médias durant des décennies. Son nom est devenu si populaire qu'il est entré dans le langage courant pour signifier, quand il était impossible de prévoir quelque chose " que l'on n'était pas Mme Soleil !" L'on prête souvent cette réplique à Georges Pompidou, répondant à des journalistes lors de l'une de ses conférences de presse à l'Elysée. Germaine Soleil (c'était son vrai nom d'état civil et cela ne s'invente pas...) tenait un cabinet d'astrologie, 51 place du Commerce dans le quinzième arrondissement, où se pressait le " tout-Paris " de la politique, des arts et du show-business. Je peux témoigner, moi-même, qu'un jour où j'étais dans son bureau, alors que son assistante tenait au bout du fil, Bruno Coquatrix en personne, le " grand " manitou de l'Olympia, elle l'avait éconduit. Il insistait personnellement pour qu'elle soit présente à une première d'Yves Montand. Elle ne voulait rien savoir. Me prenant en aparté, après que son assistante soit passée dans la pièce voisine, en emmenant avec elle le fil et le téléphone, elle m'avait déclaré à brûle-pourpoint : 
-" Vous pensez bien que j'ai autre chose à faire que d'aller traîner mes guêtres à l'Olympia ". 
J'ai vu défiler à sa porte pour des consultations des hommes politiques de tous bords, des célébrités du spectacle, qui arrivaient en limousine noire aux vitres teintées, et qui repartaient, trois quarts d'heure plus tard avec la même discrétion, l'âme rassérénée, et délestées de quelques billets en trop. C'était un ballet incessant. Une fois par semaine, elle prenait l'avion pour Rabat en jet privé. Ce n'était pas pour faire du tourisme, mais pour une consultation hebdomadaire privée, qu'elle donnait à sa majesté Hassan II. Elle nous avait confié à Pierre Restany et à moi-même, qui étions venus faire une vidéo dans son cabinet de consultation, que sa majesté le roi du Maroc, pour la remercier d'un attentat déjoué contre sa personne, dont elle l'avait prévenu à temps, lui avait offert une somme colossale qui lui aurait permis de partir en vacances tout le reste de son existence. Somme qu'elle prétendait avoir refusée pour une question de déontologie comme de morale personnelle.
Je peux dire, ici, que cette femme célèbre mais tant décriée par ailleurs, et moquée même, était une femme formidable. Non seulement avec un énorme bon sens, une générosité d'esprit et de cœur sans pareil, mais aussi une intelligence innée, naturelle et rare.
Elle avait immédiatement accepté de participer à mon exposition de façon tout à fait bénévole. Des gens qui l'avaient approchée jadis en affaires m'avaient assuré qu'elle allait exiger des honoraires exorbitants. Il la connaissait mal. Elle était, avec ses robes de Vichy (achetées vraisemblablement chez Tati ?)  " l'objet " charismatique et central de cette exposition. Elle devait y trôner comme une sorte d'icône médiatique en action, mise en scène sous un dais de doubles rideaux de velours rouge. Sa popularité était si grande à l'époque, qu'elle recevait quotidiennement des sacs entiers de courriers qui encombraient les couloirs d'Europe N° 1. Une radio nationale où elle a exercé ses talents de voyante radiophonique plus de vingt-trois ans durant, sans interruption. Pour la préparation de notre exposition, elle m'a donné carte blanche pour l'utilisation publique de son image. Je l'ai rencontrée souvent, dont certaines fois avec Pierre Restany, pour réaliser des interviews destinés à être diffusés dans l'enceinte du Musée Galliera. Une fois, elle avait même consenti à nous faire visiter ses appartements privés. Son cabinet de consultation était une petite salle aux murs nus, où étaient accrochés des sous-verres, des paysages naïfs, qu'elle avait sans doute récupérés sur le calendrier que les facteurs distribuent pour les étrennes en fin d'année. Ce cabinet de consultation, vraiment sans prétention, paraissait même vraiment étriqué. Il aurait pu être aussi bien celui d'un agent immobilier que d'une infirmière de quartier. Pas une seule boule de cristal, ou de ces objets équivoques, qui vous mettent mal à l'aise, et qui font partie en général du folklore de la profession. Un jour, donc, après avoir traversé une cour intérieure privée, qui était également au rez-de-chaussée, comme dans un petit pavillon de banlieue, elle nous avait fait l'honneur et le privilège de visiter son lieu de vie. Son mari accomplissait, comme à son habitude, une sieste profonde sur le canapé du salon. Il faisait sans doute, à juste raison, une confiance aveugle à Germaine pour ce qu'il est de subvenir aux besoins d'un ménage au train de vie on ne peut plus modeste. Comme elle avait une très nombreuse famille, je suis sûr, par ailleurs, qu'elle entretenait, sans le moindre problème financier, une population entière de frères, de belles-sœurs, de cousines et de cousins et, peut-être même, de voisins ? Et, pourquoi pas, puisqu'elle en avait cent fois les moyens, d'anciens collègues, connus quand elle avait un emploi comme secrétaire au ministère du logement, ou des forains plus tard, quand elle avait dans sa propre roulotte, débuté dans la profession. Elle nous avait montré, non sans fierté, sa bibliothèque vitrée en bois d'acajou, avec ses livres favoris. Ne s'adonnant à aucune vie mondaine, elle les lisait le soir, avec une religieuse ferveur, sur une étroite rallonge, dissimulée sur le côté du meuble. Elle en avait tiré pour nous la glissière, à première vue dissimulée, comme quelqu'un qui vous fait découvrir un passage secret. Des ouvrages qui tous, sans exception, étaient des livres dédiés à Napoléon, son héros de prédilection. Dans sa chambre, aux rideaux de velours vert, de couleur incertaine sous le plafonnier de néon, l'armoire normande (qu'elle détenait sans doute de sa famille à la suite d'un héritage) occupait presque la totalité de l'espace. Une chambre qui paraissait, en conséquence, minuscule, sans aucune perspective de circulation, pour plus de deux personnes. Avec Restany, on avait pu tout de même progresser, difficilement, en se serrant les coudes, dans la "Ruelle" ménagée entre le mur et le lit, jusqu'à la table de nuit. Une " Ruelle " où Mademoiselle de Scudéry, de toute évidence, n'aurait jamais pu installer ses écrivains et académiciens préférés, tant le nombre en était important. Mais Germaine n'était pas mademoiselle de Scudéry, et donc cela au demeurant n'avait ici aucune sorte d'importance. Au bout de notre périple, la table de nuit de Germaine Soleil, avec son inévitable napperon de dentelle de Quimper. Un napperon, fait main, au crochet. Un meuble étroit, encombré d'une multitude de photos de tous ses petits enfants sans exception. Germaine en parlait avec tant d'amour et des brillances au fond des yeux, que personne ne pouvait se tromper sur sa sincérité. Elle était donc, à la fois, cette pythie que le tout-Paris de la mode, du show-business, de la politique, venait consulter à prix d'or, mais aussi dans une intimité que ce monde-là ignorait, une grand-mère gâteau et une femme de cœur. Madame Soleil avait pour objet, dans mon exposition et son cadre, défini par l'art sociologique, de démontrer, par un déplacement de ce mythe, vivant, médiatique et populaire, qu'elle incarnait, que la culture froide et savante du Musée ne résisterait pas à cette intrusion. Qu'il volerait en éclats, sous la pression d'une culture émergente, qui témoignait des mutations de notre époque. Le succès de cette manifestation, et le comportement des visiteurs à Galliera face à la " voyante médiatique ", a pleinement validé ce qui relevait de nos présupposés. Madame Soleil a dû, je pense, mais sans jamais le laisser paraître, être déstabilisée quelquefois par la relation que nous entretenions. Toutes les personnes qui l'approchaient dans la vie courante tentaient toujours, consciemment ou non, de l'utiliser comme oracle. Le désir avide de connaître notre destin à venir est un trait commun à la nature humaine. Elle en avait une longue expérience, et se prêtait à ce jeu, où elle se positionnait immédiatement dans cette fonction. Le rôle prenait le pas sur la personne, bien qu'à la longue, il finissait par en faire aussi partie d'une façon intrinsèque. A plus d'une reprise, elle avait eu l'occasion, tout spontanément, par une sorte de réflexe professionnel, d'orienter notre conversation dans ce sens. Je ne suis pas très différent des autres, mais sur ce point, ce qu'on peut me prédire ne m'intéresse pas, considérant que je suis seul responsable de ce que sera un destin que je suis seul à choisir et à bâtir. Je conviens que dans cette affirmation, il y a, à la fois quelque chose de naïf et d'arrogant. Mais c'est un luxe que je m'offre et que j'assume. Si Madame Soleil a quelquefois été peut-être désappointée (et c'est encore à voir...) par cette attitude, elle ne l'a jamais interprétée comme une provocation à son égard. Elle savait trop bien, par ailleurs, toute la reconnaissance que je lui portais pour avoir accepté de s'être prêtée au jeu de distanciation initié pas cette exposition et également toute l'admiration que j'avais pour sa générosité naturelle et son intelligence pratique, simple et brillante. Pierre Restany lors de son interview, lui avait posé la question :
-    " Pourquoi avez-vous accepté de participer à la proposition de cet artiste, Fred Forest, qui en regard de votre personne n'est finalement qu'un célèbre inconnu ? "

-    " C'est bien simple, avait-elle répondu, je l'ai immédiatement perçu comme je le suis moi-même, un être fondamentalement lié à la communication et à sa dimension humaine. Je me suis bien rendu compte que dans ses différentes actions artistiques, il est toujours motivé par la recherche de sens et un idéal désintéressé. Je ne pouvais pas moins faire que d'accepter, sachant que cette expérience que nous vivrons ensemble nous enrichirait mutuellement".

Après notre exposition, où elle est venue tous les jours, durant un mois, depuis son podium, distribuer sa bonne parole d'une façon gratuite et généreuse, de 16 à 18 heures, je n'ai jamais plus revu Germaine Soleil. Un jour, des amis qui lisent le Figaro ont découpé pour moi une coupure de presse, où lors d'une interview, Germaine me prédisait un destin hors du commun comme artiste. Finalement l'oracle avait parlé, et j'en acceptais maintenant volontiers l'augure.

Concept

Faire entrer Madame Soleil, de son vivant, dans un musée c'était en quelque sorte, pour Fred Forest, proposer " à chaud ", l'exposition d'un phénomène d'ordre sociologique et médiatique propre à notre époque. Lui demander d'être présente, tous les jours, sur un podium, sous un dais de velours rouge… c'était dans la pratique de l'Art Sociologique, créer l'occasion de s'interroger sur la puissance des moyens de communication de masse capables de forger un "mythe" moderne. Un mythe moderne appartenant à la culture populaire. C'est en la personne de Madame Soleil que ce mythe a été exposé, trois mois durant, dans le lieu désigné de la culture élitaire : le Musée, pour en proposer un décodage et une lecture au second degré.

Dispositif

Tous les jours, avec la régularité d'un employé de bureau, Madame Soleil occupe son podium de 15 à 18 heures précises, prodiguant ses consultations publiques et gratuites. Consultations auxquelles accourt une assistance nombreuse à l'appel des médias (annonces quotidiennes de la Radio Europe n°1).

Indépendamment de l'espace localisé où Madame Soleil est mise en scène, l'artiste a disposé sur les cimaises un environnement constitué d'articles de presse agrandis sur des panneaux géants. Ces informations permettent de retracer la " carrière " de l'astrologue et donnent des clefs sur une pratique divinatoire, vieille comme le monde, qui trouve soudain le relais des grands médias.
Sur les murs, des thèmes astrologiques de personnalités diverses tels que Brigitte Bardot ou Edgar Faure...

Enfin sont diffusées des bandes vidéos réalisées par l'artiste avec Pierre Restany chez Madame Soleil, entourée de sa famille et notamment de ses petits-enfants. Diffusion simultanée à sa présence réelle dans le musée, créant un questionnement sur sa véritable personnalité : pythie ou grand'maman-gâteau ?

Madame Soleil, en tous cas, ne sera jamais " chosifiée " et convertie en ready made. Dans le lieu muséal, malgré son pouvoir sacralisant, elle reste dans son rôle, dans sa fonction, dans ses attributions. C'est le Musée qui se trouve " détourné ". Le mythe de Madame Soleil s'avère à l'usage plus performant que celui de la culture élitaire !

  • Catalogue du Musée Galliera : " Le Collectif d'art sociologique ", 1975, Paris
  • " Madame Soleil au Musée ", Hélène Demoriane, Le Point n°148, 1975, Paris
  • " Madame Soleil est-elle une œuvre d'art ? ", Otto Hahn, L'Express n°1252, 7 juillet 1975, Paris
  • " Les limites de la dérision ", Tahar Ben Jelloun, Le Monde, 28 juillet 1975, Paris
  • " Plein soleil au Musée ", Dominique Torres, Le Quotidien de Paris, 21 juin 1975, Paris
  • " Galliera en vedette ", Galerie Jardin des arts n°149, 1975, Paris
  • " Madame Soleil à Galliera ", Le Canard Enchaîné, 18 juin 1975, Paris
1975 Le quotidien Mme Soleil
1975 Le quotidien Mme Soleil

 

 

Biographie longue de Fred Forest

Fred Forest a une place à part dans l’art contemporain. Tant par sa personnalité que par ses pratiques de pionnier qui jalonnent son œuvre. Il est principalement connu aujourd’hui pour avoir pratiqué un à un la plupart des médias de communication qui sont apparus depuis une cinquantaine d’années. Il est co-fondateur de trois mouvements artistiques : ceux de l’art sociologique, de l’esthétique de la communication et d’une éthique dans l’art.

Il a représenté la France à la XIIème Biennale de São Paulo (Prix de la communication) en 1973, à la 37ème Biennale de Venise en 1976 et à la Documenta 6 de Kassel en 1977.

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